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Nous sommes des buffles

nous allons, des herbes au corps,
des boues au corps, tout enveloppés des contrées que nous traversons

Petit quadriptyque rédigé à l'automne 2016 à titre d'auteur en résidence du Salon du livre de Rimouski. Les textes étaient destinés à la lecture à voix haute.

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«Buffles à l'orée de la jungle birmane», Mahigan Lepage, 2019

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 Mon nuage de gouttelettes

C'est à scooter sur la route de Pai. Dans les montagnes du Nord Thaïlande. On va, on va. Sur son Honda PCX 150 cc. Poignées grippantes. Automatique. Les courbes, les courbes. Aux abords, ça jungle. Ça tropique, ça palme. On est haut, très haut sur les montagnes du Nord Thaïlande. Sur son Honda PCX 150 cc. Noir mat rayé de rouge. Sous la chaleur qui écrase. La moiteur qui suspend. L'air. Le temps. Honda PCX 150 je te conduis. Je te chevauche. Derrière moi la belle passagère. Les shorts de jeans garrottent les cuisses. Hug, hug. La joie en filées noires de jais. De sous le casque. On libre, on libre.

 

Plus haut, plus haut. Courbes, lacets à pic. Plus haut, grimpe, grimpe. Plein gaz. Très alt, très altitude. Près les nuages. Tombe la chaleur. Frais, l'air frais, au-dessus du moite. Hisse, on se – hisse. Les palmes tombent. La jungle s'effondre. Et viennent les pins. Les pins, les pins. On les sent, les pins. Comme les forêts de Gaspésie. Une pinède. Sur les montagnes du Nord Thaïlande. Dans le frais des pics nuage. Naaawww, on dit. Il fait froid! On aime ça, le froid.

 

Plateau, et on redescend. Et la jungle regagne. Et la chaleur. L'air immobile. Ça palme, ça palme. Ça gorge, ça brousse. Courbe, courbe. On roule à gauche comme des Anglais. Crains qu'un jour un camion ne t'écrase. Serre, serre. Négocie. Klaxonne avant les passes. Gauche, droite. Cante, cante. Viens, le camion, viens. Camionne, camion. Gronde, que je te dépasse. Crains qu'un jour le risque ne te vienne – plus.

 

Descends, descends. Et là soudain. Virage, virage, et soudain. Dans la descente, entre deux courbes. Entre deux paliers de route vertige. En pleine jungle couverte sous palme. En suspens... ce nuage. Vois, vois ce nuage. Tu n'as jamais rien vu de tel. Un nuage, de gouttes grosses, en suspension. Pas une brume, non. Une ondée. Suspendue là. À portée de doigts. Entre deux airs. Entre deux couches de chaud et froid. Vois, vois. Des gouttelettes. Ne bouge pas. Un nuage, un minuscule petit nuage de vraies gouttes. Qui ne tombe pas. Au-dessus des palmes, le ciel qui bleu. Le soleil caresse les palmes, et pourtant. Ce nuage. Vrai de vrai, je ne mens pas. Il flotte. On pourrait l'attraper.

 

Je voudrais lui dire, à la passagère : il y a un nuage de gouttes, juste là, en suspension au-dessus de nos têtes. Pas une brume, non. Un nuage. Une ondée. On y passerait les doigts. J'ai mon casque, visière baissée. On roule, elle n'entendrait pas. À qui le dire. Qui, le passer. File, file entre les doigts. Mon nuage. Mon nuage de gouttelettes. Je jure qu'il y avait un nuage. Et qu'on aurait pu y passer les doigts. En recueillir les gouttes, comme des perles. Là dans l'air. Mon nuage. Mon nuage de gouttelettes. Sur la route de Pai. Dans le Nord Thaïlande...

2

 Nous sommes des buffles

Rouler, rouler. Traverser la frontière, de Thaïlande en Laos. Le scooter, vous n'avez pas le permis. Le permis de passer la frontière. Mais on l'a demandé. C'est pas le bon, faut un autre. Oh, s'il vous plaît... Elle parle, supplie. Ainsi font les Thaïs, se montrent vulnérables, pour obtenir. Elle mignonne. On veut aller au Laos. C'est 100 bahts. Merci, merci, khop khun khrap, khop khun khrap. Voilà les 100 bahts. Khop khun maak khrap.

 

Passe frontière, respire Laos. La ville s'effondre, c'était Thaïlande. Laos c'est les champs, les champs et les plantes hautes, dans les virages. L'asphalte, même l'asphalte, plus vieux, rocailleux. Route étroite. Plantes hautes, virage, attention! Des vaches, des vaches brunes, elles traversent. Elles ont des cornes et des lenteurs. Elles ont des gardiens de paille. Ne va pas trop vite, couve bien les freins. Méfie-toi, allez, des vaches et des tracteurs.

 

Ces tracteurs. On ne prend pas place dessus. C'est qu'un moteur, deux roues. On y attelle une charrette, laquelle tirée. Le chauffeur, il s'assoit sur la charrette, pas sur le tracteur. Il tient le guidon, deux longs brancards, reliés à l'engin. Comme les brancards des vieilles houes, un peu. Des rênes de bois. Il gouverne, par grandes brassées. Ça tire, les tracteurs. Ça tracte.

 

Freine, attends, dépasse, contourne. Cante, cante. Remonte le pays. À travers les herbes qui broussent aux abords. Le soir bientôt, village. Faudra manger, dormir. Chemin de terre et boue, on s'arrête. Un guest house. Si facile, se loger, en pays de langue taï. Qu'est-ce qu'on est bien. On sort manger. La monture devant, scooter au repos, qu'est-ce qu'on l'aime, notre scooter. On l'appelle Assbigger. Il nous porte.

 

On va manger. Pas loin, pas loin. Un restaurant. Mee mukata! Elle s'écrie. Mee mukata! Qu'est-ce qu'elle aime ça, la mukata. C'est un barbecue, à la taï. C'est sur la table. Au centre ça grille, autour ça bouille. On fait griller. On fait baigner. Les légumes. Les viandes. Les crevettes. Ça fume, ça sent bon. Dans le soir qui tombe. Il y a un chien, il se plante là. Il a l'air gentil, il branle de la queue. On l'appelle Pheuan. Ami. Pheuan. Quand on a fini, la serveuse lui donne, la mukata. Il boit la soupe, il lèche tout bien. Pheuan khong plom, on rigole. Pheuan khong plom. Faux ami.

 

On va au bout de la terrasse. C'est perché sur une pente. Derrière, c'est du champ, des flaques, des broussailles. Les criquets, la découpe des palmes, sur le ciel de soir. On commande des beerlao. Oh! qu’elle est bonne, la beerlao! Des beerlao. Des grosses beerlao, 1 dollar la quille. On boit. On a bien mangé. C'est le Laos. On est contents. On est si bien. On aime le Laos. Sous la terrasse, il y a un buffle. Un buffle d'eau. Il broute, tout gris, tout boue. Il a des cornes très larges et des muscles de trait. C'était lui, qui tractait, avant les tracteurs! Buffle, buffle, buffle tout boue! Qu'est-ce qu'on est bien. Tu joues dedans, eh buffle, les herbes hautes! Les broussailles, les boues, tu les agites, buffle, tu les brasses! Tu t'en salis! T’y roules, t’y vautres, le buffle! Tu t’y repais! Qu'est-ce que c'est bon. On boit. On a bien mangé. Ça sent la boue. Et les grillades. Nous sommes des buffles.

3

 Merci Phou Khoum!

On quitte Luang Prabang et c'est l'hiver. C'est pas l'hiver, c'est la saison froide. Reuduu naaw, on dit en thaï. Reuduu naaw. C'est froid, dans les montagnes. Ça saisit! On roule scooter, sur le dos des monts. Sur les flancs des monts, on roule scooter. Il y a des nids de poule, attention! Bang, bang. Cogne dans les nids, pauvre scooter. Pauvre Assbigger.

 

J'ai mon coupe-vent, bien heureusement. J'ai mon coupe-vent et j'ai mes gants. La passagère, elle se colle derrière, tout contre mon dos. Se fait petite. À l'abri! Ça descend. Brume, brume. Oh la brume froide. Fixée dans l'air. Ça saisit! On s'enfonce. Courbe, recourbe. Que de gris, que de blanc. Même les broussements aux abords, grisés. Oh les palmes, givrées de gouttes froides. Les palmes dures et croustillantes, sous la dent des buffles.

 

Cante, cante. Les doigts qui bleu, dessous les gants. Oh la brume dans les os, sous les vêtements du corps. Les phares du scooter comme une hache, dans la brume. Grelotte, il est encore tôt. Fends les nuages, ils te transissent. Haut, haut sur le pays. Haut sur la chair de poule du monde. Il faut s'arrêter. Un café. Une chaleur.

 

Là, là, en bord de route. Une baraque. Perchée en dessus de falaise. Des hilltribes. Des tribus des montagnes. Ils ont peut-être du café, qui sait!

 

Les hilltribes. Ils sont venus de Chine ou de Birmanie, ne possèdent rien en propre, sauf la route. Sauf la brume. Sauf les racines et les rongeurs, qu'ils vendent au marché. Les racines et les rongeurs et les chauves-souris. Ce que la montagne donne, mange. Il n'y a plus d'opium. On a planté du café. Ou rien. Mais il faut encore manger! Mange les racines et les rongeurs et les chauves-souris.  

 

On descend du scout, on entre dans la maison. Maison de planches, cabane. Sabaydee, sabaydee! Bonjour, bonjour! Deux femmes, les vêtements de couleur. Un enfant sur le dos, emmailloté. Sabaydee, sabaydee! Mee gafee may khrap? Avez-vous du café? Mee, mee. Raosakhruu. Attends un peu. Et ça sourit, ça chaleur. Merci, mes tantes! Mes tantes des montagnes. Mes tantes broderie, tantes tout couleur! Merci, mes tantes! Naaw, naaw, on dit. Il fait froid. Il fait froid, mes tantes! Naaw, naaw. Elles confirment. Il fait froid! Elles rigolent. Il fait froid. Il fait froid. On rit ensemble. On rit du froid. Naaawww!

 

Il y a du feu, là. On dirait qu'il est allumé pour nous. On dirait qu'il nous attendait. Merci, merci, mes tantes! Petit cylindre de fer, des charbons y brûlent. On s'assoit autour, sur des mini tabourets. Merci, mes tantes! C'est bon de s'asseoir. On enlève les gants, on se chauffe les mains. Frotte, frotte! Ah, que c'est bon, le feu! Ahhh! Une femme apporte le café. Khop khun khrap Paa! Merci, ma tante! Oh, le café. C'est chaud, c'est chaud. Bon, le café! Il vient des montagnes, c'est sûr! Il pousse dans les vieux champs d'opium. Il goûte la terre. Goûte les racines. Gafee aroy Paa! Il est bon, votre café, mes tantes! On rigole. Rire, ça réchauffe, de rire! Rions! Rions du froid et du café chaud! 

 

On est bien réchauffés. Nous faut reprendre la route. Merci, mes tantes! Voilà 100 bahts. On repart. Le jour avance. Il fera moins froid. On descendra sous les nuages. On retrouvera le soleil. Merci, mes tantes! Khop khun maak khrap! Sabaydee, sabaydee! On part. Bientôt, on traversera Phou Khoum. C'est le nom de la ville. Phou Khoum. On est reconnaissants. On aime la montagne. On aime le chaud et on aime le froid. C'est pas très beau, Phou Khoum. Tout délavé dans la brume. On s'en fout! On rit. On parle français. Phou Khoum, ça ressemble à beaucoup. Phou Khoum, beaucoup, Phou Khoum, Phou Khoum, beaucoup. On roule, on roule. On quitte la ville. On replonge dans la route. Plus bas, il y a le soleil. On rit. On chante, on crie. Merci Phou Khoum! Merci Phou Khoum!

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 Nous sommes des buffles (2)

Sur la route du Laos, vers Luang Prabang, dans les montagnes du Laos. On roule, on roule. On y sera bientôt. Non, on n’y sera pas bientôt. La route est en travaux. C’est tout terre et grande boue. Des kilomètres, des kilomètres, de terre et de grande boue. On va, on va, dans la terre et la boue. Les roues du scooter s’enfoncent dans la terre meuble. Hoquettent sur les bosses et les trous. Ça cogne, ça cogne, la suspension. On s’embourbe, on se débourbe. On chemine. Sur les flancs bulldozés des montagnes Laos. Parmi les rétrocaveuses et les trucks chargés. Les hommes à casque indiquant le chemin. Stoppe, va. Va, stoppe. Lentement, sur la longue balafre de terre. On chemine de boue, on chemin de misère.

Il a plu et ça salit. À chaque kilomètre gagné, plus sale, plus brun. D’abord le scooter, ses flancs. Puis nos jambes, nos dos. Bientôt nos corps entiers, nos vêtements, nos casques. La visière tout boue, je ne vois plus rien. Je la lève. La terre fait masque sur mon visage. Tout partout, enveloppe, la terre. La boue. Une croûte sur nos épaules. Sur la bête qu’on forme, elle, moi et le scooter. Une seule bête, sale, croûte, boue. Une seule bête qui chemine lentement, dans la contrée Laos. Cette bête est un buffle.

Buffle, nous descendons sur Luang Prabang. Nous allons sur les routes. Buffle, nous avançons. Nous rions dans la boue. Nous avons le cuir épais. La boue nous protège du soleil et des moustiques.

Nous sommes des buffles. Nous sommes des buffles parce que nous plongeons. Nous nous roulons dans le paysage. Nous nous vautrons dans l’herbe mouillée. Nous nous salissons dans la boue. Quand nous dormons dans les flaques brunes, on nous prend pour des monticules. Nous sommes des buffles quand nous nous repaissons. Nos bières sont des criques, nos cafés goûtent la terre. Nous sommes des buffles sous nos casques durs. Nous portons nos cornes comme des apanages. Nous les croisons pour nous battre, les croisons pour aimer. Nous sommes des buffles et les routes sont nos champs. Les villages nos bercails. Nous sommes des buffles. Nous avons la langue rugueuse et les muscles forts. Nous sommes des buffles aux naseaux fumants. Pour refuser, nous soufflons. Nous nous ébrouons puis nous tournons le dos. Nous sommes des buffles d’eau, des buffles cuir, des buffles qui ont jeté le collier,

et nous allons, nous allons, à travers les chemins et les champs, à travers les rosées et les brumes, nous allons, nous allons, des herbes au corps, des boues au corps, tout enveloppés des contrées que nous traversons.

Merci de votre lecture.

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