Tout s'épanche comme une bave sur les corps poissonneux
Un taxi longe la côte vers l'antre aux corps, avec à son bord Alberto et Carlos, nouveaux amis du Vénézuéla, qui travaillent en Équateur dans une usine de poisson. Les feux blancs des pétroliers scintillent au large. On traverse la banlieue de Manta, on arpente les boulevards de poussière.
À l’entrée du club il faut montrer patte blanche. Le videur nous dévisage, prend notre passeport en photo, demande à voir les cédulas de nos compagnons. Puis on pénètre dans l’antre : au fond est une scène d'effeuillage, face à un parterre d’hommes aux visages sérieux, en conciliabules avec des Pilsner et des Club Verde. Bientôt une fille descend sur la scène par une sorte d'ascenseur. Elle commence son numéro, épluche les dentelles et les soies synthétiques. Elle est forte, elle serre le poteau entre ses cuisses musclées, s’y suspend comme une trapéziste. Un gars lui tend des billets qu’elle cale dans ses bottes : elle le regarde droit dans les yeux, tend un doigt vers le sud, sur ses lèvres on peut lire le mot Míra : brusquement elle se jette au sol et fait le grand écart, s’écarquille à deux pieds du visage de l'homme, éclot sous son nez la fleur de chair glabre.
Tout autour de la salle sont des portes numérotées, certaines fermées, d’autres entrouvertes. Des filles soupirent dans les embrasures, à moitié nues dans leurs nippes avares. À main gauche est une femme à lunettes, les fesses comme des ballons, shootées au silicone. Sa voisine une géante, dos large et musclé, six pieds quatre au moins, peau caramel : elle nous surplombe. À main droite une marchande d'amour en nuisette échancrée : elle expose le galbe rond et dur de ses faux seins. Quand une fille a fini son numéro, elle s’encadre dans l’une des portes et attend les clients. On dirait le red light d’une ville portuaire, et qu’on est, nous les hommes, des marins crasseux et imbibés. ¿Cuanto cuesta? on demande à nos deux amis. Diez dolares por diez minutos, répond Alberto, qui va d’une fille à l’autre, colle son haleine à leur visage, les importune, sans doute. Il négocie une passe pour nous, avec la fille à lunettes et fesses de silicone : A ella le gusta el gringo. Merci Alberto, pas ce soir!
Lui non plus. Il n’a pas assez d’argent, il se contentera de boire des bières. Il a trente-neuf ans, Alberto, belle gueule, physique d'athlète, il vient de la sierra venezolana. Il a un bon boulot à l’usine, responsable des exportations, il expédie vers la Chine des conteneurs poisseux. Carlos, vingt-deux ans, cheveux noirs, tout sourire, dentition chaotique, à l’usine il étripe les poissons... C'est le fils adoptif d’Alberto! Ils se rincent l’œil ensemble aux danseuses, sortie père-fils comme on dit, mais personne ne bave autant que Carlos! Il est en pâmoison devant les filles, surtout celles-ci, qui défilent sur la scène à présent : plus jeunes et plus tendres, corps fins, peaux élastiques, petits seins. Il ne se peut plus, Carlos!
Et tandis que le fils fond comme une banquise devant sa Club Verde, Alberto très soûl se répand dans notre oreille. Les haut-parleurs dégorgent toujours les mêmes musiques latines au rythme pressé. À la table d'à côté des ladyboys se sont installés, qui nous zieutent du coin de l’œil. Les soûlards aux autres tables rotent leurs bières et fouillent leurs poches. Un homme sort de la porte numéro 13 en ajustant son pantalon. Et Alberto qui nous cause de sa tristesse immense : un an et demi qu’il n’est pas retourné au Vénézuéla, un an et demi sans voir son esposa et ses hijas! En mi corazón estoy muy triste, qu’il nous dit, Alberto. Et on respire malgré nous le souffle de son haleine, tout comme la tristeza qui abîme sa voix, dans l’intimité de la confidence, dans la bulle vaporeuse de l’alcool – tandis qu’autour de nous le monde se liquéfie et se déverse : les bières et les musiques, les néons et les dollars, les sexes et les mains, tout s'épanche comme une bave sur les corps poissonneux.