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Une eau grosse de toutes les pluies de la saison des pluies

#MaeSariang, #Thaïlande, 30 octobre 2019

Petite ville au commencement des brousses, à l’orée neuve de la jungle vraie; Mae Sariang penchée sur sa rivière, fenêtres mirant l’inaccessible, terrasses devant l’impraticable : de l’autre côté ce n’est plus que touffes, luxuriances, chaos vert et montagnes bleues, jusqu’à la frontière de la Birmanie.

Il y a des orages que seule la jungle prépare. On les pressent : à l’air lourd qui tombe sur la ville, aux oiseaux qui piaillent dans les cimes, aux feuilles des palmiers qui frétillent. Les nuages s’organisent, crèvent à demi, se réservent le droit de passer. Finalement ils explosent : et les trombes gâchent le paysage, mêlent toutes les couleurs, délayent toutes les matières, font de ville une gouache joyeuse. L’eau des rivières – la Yuam, la Mae Sariang – est d’un brun si beau : vraie couleur de vie, de terre rabotée, de choses organiques charriées. Une eau de fond, une eau de jungle, pleine de larves et d’œufs de fourmis. Une eau grosse de toutes les pluies de la saison des pluies – qui maintenant s’achève – ou recommence. Et le soir, au-dessus de la Yuam, on se brouille la tête, on se gouache le visage, on afonne nos verres de broue. C’est la nuit, la jungle disparaît : on la sait là qui grouille dans le noir, de l’autre côté de la rivière. Tout se mélange, les têtes sont pleines de boue. Un Australien crache sur notre ignorance : You don’t know who the Karens are! You don’t have a fucking clue! Un Anglais veut nous convaincre que la monogamie est la loi naturelle du monde. Un Alaskien pleure en nous disant : Remember me. I’ll see you in paradise. Une Thaïe à la voix douce nous fait des avances, puis nous dit : ไม่ใช่ผู้หญิง – Je ne suis pas une femme. Les choses ne sont plus nettes, à Mae Sariang, au trébuchement des brousses. Tout est larvaire, riche de formes enchevêtrées. Et même la bière qui mouille les lèvres, même les paroles visqueuses qui s’écoulent des bouches : tout a place dans le cours boueux de la Yuam et de la Mae Sariang...

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