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Le fleuve marche lentement sous le pont de béton

Kampong Cham, #Cambodge, 12 janvier 2020 On marche dans les rues de la town à l’air moite, aimanté par le tropisme du fleuve qu’on sent. Sur notre passage un enfant hurle Hello! à s’en déchirer les cordes. Les scooters zigzaguent comme des vélos, nous évitent de justesse, coupent au plus court, comblent les vides, vont glissant, bondissant, font de la rue une chose liquide. C’est le soir sur la promenade au-dessus du Mékong, dans la petite ville de Kampong Cham. Des kids armés de briquets font des pétarades. Des nuées d’adolescents peuplent les lieux, goûtent la joie de ne rien faire, de simplement flâner, en dehors de la maison et de l’école. Des farangs hantent les restaurants faits pour eux, le Smile ou le Mekong Crossing, se commandent des bières et des burgers, des currys, des pizzas. Le fleuve marche lentement sous le pont de béton arc-bouté aux deux rives. Il en a traversé des pays, des rives rêches, des jungles et des villages, pour arriver jusqu’ici – il n'arrive pas, il passe. Il a senti des centaines de coques glisser sur lui. S’est fait trancher comme un fromage par le fil des lignes à pêche. A baisé le rostre des derniers dauphins de l’Irrawaddy. Par certaines nuits d’octobre, il a lâché des boules de feux, dit-on, les boules des Nâgas, comme des vents enflammés à la surface de ses eaux. Il est vieux, maintenant. Il porte son eau comme une fatigue. Il n’a même pas un regard pour Kampong Cham, bindi au-dessus des deux îles – Koh Samraong et Koh Pen – qui nous regardent. On ne voit ni les dauphins ni les Nâgas. Seulement les phares des voitures qui grimpent sur le pont, clignotent entre les barreaux de la rambarde, montent au-dessus de la rivière. Ces feux viennent du béton et de l’acier, du fer, de la route, du monde sans au-delà.

Accoudé au garde-corps de la promenade, on passe un long moment à les observer. Ce sont nos feux follets, nos phénomènes du monde présent. Le mystère en deçà – dans la matière.

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