Le délire est un feu qui fait son nid dans le crâne
Les rues respirent dans la quiète capitale, les hordes de touristes ne déferlent plus. Les Ottaviens marchent dans la vacance, font les difficiles devant les restaurants vides, attrapent une queue de castor au passage – pâtisserie amphibie dégoulinante de sucre.
Les mendiants désœuvrés s’agglutinent autour de l’Armée du salut : barbes de guerriers, rides de combattantes, regards durs et qui s’ennuient, choses fumées, poudres prisées, bouteilles.
On s’installe à une table en façade du Château Lafayette, Est. 1849. Nom trop grand, âge trop vieux pour ce que c’est en réalité : un débit de boisson sans éclat, qui attire les artistes et les drogués, les alcooliques du coin. Pour faire comme l’oncle à la table d’à-côté, on commande une quille de Labatt 50. On nous la sert accompagnée d’un verre minuscule, qu’on réapprovisionne toutes les trois gorgées.
À une table sur la gauche sont trois vieux – qui la moustache roussie, qui la casquette de baseball, qui le bandana –, une quinquagénaire asiatique et une sexagénaire à mèches bleues. Cela refait le monde en buvant des quilles de Corona – une blague, peut-être, une attitude de trompe-la-mort? Les hommes brouillonnent l’histoire, parlent des Britanniques (The British did this, the British did that...), théorisent que the Koran is the same as the Bible. Les femmes se lèvent toutes les cinq minutes pour aller se griller des Player’s sur le trottoir.
Le musicien vient d’arriver, il griffonne du blues derrière un plexiglas. De pauvres hères défilent sur le trottoir, quémandent de la monnaie et des clopes aux imbibés de la terrasse. Un type boite superbement : mohawk délavé, bottes de combat, treillis camouflage du surplus d’armée, canne multicolore à pommeau.
À la table de droite sont trois gars qui plaisantent, parlent de filles, disent fuck tous les trois mots. L’un d'eux a sur la tête un bouquet des rastas blonds retenus par un foulard. Il a les rides de qui a vécu dans le plaisir flambé : l’air vieux et jeune la fois, comme un rocker qui a du millage dans le corps. Ses compagnons parlent de finances personnelles, disent qu'ils n’ont pas d’épargne, No fucking savings. I tried to save it all, dit le type à rastas, I just kept investing in this thing called cocain. I’d put it in my face.
On a fini d’écoper notre Labatt 50, on se lève, on erre dans le Marché By. Les passants masqués nous jettent des regards indéchiffrables. Des corps au visage tanné gisent sur les trottoirs. Comme si la ville, vidées de ses visiteurs, dévoilait son revers : une grimace derrière un masque. Un gars dans la vingtaine, propre sur lui, canotier de feutre noir, erre sur les boulevards en monologuant. The Spanish, the Portuguese... Maybe there’s more. They are all bitter, actually. We have to put them in jail first, the ones in control, to show the others...
On rentre dormir à notre auberge, le Hi Ottawa Jail Hostel, ancienne prison de la capitale. On s'assoupit derrière les barreaux, dans une cellule qui – une plaque nous l'apprend – a déjà abrité un pyromane. L'alcool brûle les gorges, la poudre grille les cellules, le délire est un feu qui fait son nid dans le crâne. On a des rêves comme des incendies.
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